Contrairement à l’idée qui circule dans notre profession, la médecine chinoise n’est pas homogène. Au fil des siècles elle s’est enrichie de nombreux courants médicaux avec des concepts parfois diamétralement opposés. Certains y voient une forme d’incohérence ou un prétexte à la querelle. Je n’y vois que l’expression de différentes sensibilités. Après avoir pratiqué pendant presque 20 ans l’approche contemporaine et universitaire de la médecine chinoise, j’ai incorporé une lignée médicale très spéciale, celle des prescriptions classiques (jīng fāng 经方). Pour ceux qui voudraient en savoir plus sur ce sujet, je suggère de lire les trois articles « La médecine chinoise classique va révolutionner votre pratique (partie 1, 2 et 3) ». Il s’agit d’une méthode diagnostique et thérapeutique fondée sur le Shāng Hán Zá Bìng Lùn 伤寒杂病论 (Traité des lésions du froid et des maladies diverses). La caractéristique de cette lignée est qu’elle pense que le Nèi Jīng (Classique interne) et tous les courants qui en découlent sont totalement indépendants de l’œuvre de Zhāng Zhòng Jǐng. Ce sont deux branches autonomes de la médecine chinoise. Dans ce système, on n’associe pas les 6 niveaux (tài yáng, shào yīn, yáng míng, tài yīn, shào yáng, jué yīn) aux canaux ou aux organes zàng fǔ. C’est une autre matrice de pensée, différente de celle du Nèi Jīng (Classique interne). Ces idées révulsent beaucoup de personnes qui croient en l’unité et l’homogénéité du Huáng Lǎo (黄老). Personnellement, je ne suis pas assez féru en histoire de la civilisation chinoise pour savoir si cette théorie se fonde sur la vérité ou si c’est une simple utopie. Mais je sais une seule chose, cette méthode est d’une efficacité clinique redoutable. Qu’elle se base sur une réalité historique ou qu’elle émane d’une pratique clinique plus récente me laisse indifférent. Ce qui m’importe est l’efficacité clinique et la transmissibilité de cette approche. A bientôt 50 ans, les belles théories, les belles explications pseudo-savantes ne m’intéressent plus. Ce qui m’importe est la vraie vie, la réalité de mes patients qui souffrent.
L’histoire
En août 2015, j’ai eu la chance de suivre mon mentor dans sa pratique hospitalière à Pékin pour découvrir l’incroyable précision et efficacité de ce courant médical basé sur le Shāng Hán Lùn (Traité des lésions du froid) et le Jīn Guì Yào Luè (Précis du coffre d’or). A cette occasion, j’ai fait l’expérience directe de sa puissance parfois phénoménale que j’aimerais partager avec vous. C’est pourquoi je vais vous raconter l’histoire des « amygdales de la jeune fille de Pékin ».
Au mois d’août dans la province du He Bei, il fait chaud et humide. Parfois de gros orages donnent lieu à de fortes précipitations qui tendent à inonder temporairement les rues des grandes villes et des campagnes. C’était un jour nuageux mais pas menaçant que la jeune fille de Pékin décida d’aller visiter la grande muraille de Chine. En fin d’après-midi de retour dans le bus, un fort orage éclata et avec lui un véritable déluge s’abattit sur la route. Celle-ci fut totalement inondée en très peu de temps au point que le chauffeur arrêta son véhicule. Par peur que le bus soit emporté par les eaux, il ordonna à tous les passagers de descendre et de se mettre en hauteur dans la campagne environnante. La jeune fille de Pékin comme tous les autres s’exécuta et se trouva en rase campagne sous un déluge d’eau fraiche pendant au moins deux heures sans pouvoir véritablement s’abriter ! Après un réveil très matinal, un voyage long en bus, une escapade de plusieurs heures sur la grande muraille, elle subit une douche froide pendant un long moment en errant en pleine campagne chinoise sans savoir exactement ce qu’elle devait faire ! Bref, après d’autres péripéties et non pas des moindres elle arriva exténuée chez elle à Pékin vers 23h et alla directement se coucher.
Le lendemain, la jeune femme de 22 ans présentait les symptômes suivants : frissons, douleurs musculaires, transpiration spontanée, fièvre que l’on estima autour de 38° voire un petit peu moins, et un léger mal de gorge. Elle me demanda d’intervenir. Il était très clair à ce moment-là qu’elle souffrait d’une maladie du tài yáng. Le fait qu’il y ait fièvre, frissons et transpiration est suffisant pour facilement diagnostiquer un tài yáng zhòng fēng (太阳中风) qui relève d’une prescription de la famille de Guì Zhī Tāng 桂枝汤 (Décoction de Ramulus Cinnamomi Cassiae). Mais le mal de gorge pouvait être un début de transmission au shào yáng. Je décidai donc de traiter une maladie combinée tài yáng shào yáng avec bien évidement une large prédominance sur tài yáng. J’optai pour un traitement très simple :
Traitement 1
Guì Zhī Jiā Gě Gēn Tāng 桂枝加葛根汤 (Décoction de Ramulus Cinnamomi Cassiae plus Radix Puerariae) plus Radix Platycodi Grandiflori (Jie Geng) :
- Ramulus Cinnamomi Cassiae (Gui Zhi) 10g
- Radix Albus Paeoniae Lactiflorae (Bai Shao Yao) 10g
- Radix Puerariae (Ge Gen) 12g
- Radix Glycyrrhizae Praeparata (Zhi Gan Cao) 6g
- Fructus Zizyphi Jujubae (Da Zao) 10g
- Rhizoma Zingiberis (Sheng Jiang) 15g
- Radix Platycodi Grandiflori (Jie Geng) 15g
Guì Zhī Tāng 桂枝汤 (Décoction de Ramulus Cinnamomi Cassiae) est utilisée pour libérer le tài yáng avec Radix Puerariae (Ge Gen) qui agit spécialement sur les douleurs musculaires. Radix Platycodi Grandiflori (Jie Geng) traite le mal de gorge, symptôme du shào yáng. Toute douleur de la gorge n’est pas induite par une maladie du shào yáng, bien évidement mais rarement elle provient d’un tài yáng et un peu plus fréquemment d’un syndrome du shào yīn qui dans ce système représente la surface yīn tandis que tài yáng représente la surface yáng. Cependant, tài yáng et shào yīn ne peuvent pas être impliqués simultanément. Donc, par déduction, comme nous sommes clairement face à une maladie du tài yáng, la douleur de la gorge provient d’un syndrome du shào yáng. Il est à noter que la maladie du jué yīn pourrait aussi être une cause de douleur de la gorge mais ici il ne cadre pas avec la symptomatologie.
Je prescris une seule dose/sachet (pour 2 décoctions à faire dans la journée) de cette modification de Guì Zhī Jiā Gě Gēn Tāng 桂枝加葛根汤. Je demande à la patiente de bien se couvrir sous ses couvertures pendant au moins 45 minutes après la prise de chaque décoction. Vivant très proche d’une pharmacie chinoise, la jeune fille de Pékin prit rapidement et consciencieusement son traitement ce qui donna le résultat suivant : le soir après les deux décoctions (du même sachet), il n’y avait presque plus de fièvre (on l’estima un peu au-dessus de 37°), la transpiration s’est arrêtée, plus aucune douleur musculaire, absence de frissons. Seul persistait un léger mal de gorge très supportable. Le résultat étant très correct, je recommandai de se reposer et de bien dormir. Le lendemain matin, étant à l’hôpital, je reçus un message me signalant que la jeune fille de Pékin n’était pas très en forme malgré l’amélioration de la veille. Après plusieurs questions à distance, son état était le suivant :
Absence de frissons, absence de douleur musculaire, fièvre plus élevée que la veille et crainte de la chaleur, soif, goût amer dans la bouche, une légère douleur dans une oreille, soif, forte céphalée et très forte douleur dans la gorge.
Je lui demande de patienter pour l’observer davantage en fin de matinée après ma session clinique à l’hôpital. Quand je la revois, elle me confirme tous ces symptômes. En outre le pouls est légèrement flottant (fú 浮) mais pas excessivement, et le pouls est nettement rapide (shuō 数). Je demande à observer sa gorge et je vois un splendide spectacle. Deux belles amygdales gonflées, rouges et surtout criblées de pus. Jamais je n’ai vu autant de pointes de pus dans une gorge !!! Je regrette qu’une seule chose après coup, c’est de ne pas avoir pris une photo de sa gorge tellement s’était spectaculaire.
Etant hors la loi charlatan en France mais médecin pour un quart de la population mondiale, je décidai de prendre en main activement cette situation aiguë qui pouvait être grave quand on connaît le risque cardiaque que peut entraîner ce type d’infection. Bref, mon diagnostic fut simple : maladie combinée des trois yáng (三阳合病). Or, il existe un principe dans le Shāng Hán Lùn (Traité des lésions du froid) qui dit que lorsque les trois yáng sont touchés, ils doivent être traités par l’harmonisation qui est la méthode thérapeutique pour traiter le shào yáng. C’est pourquoi, une des prescriptions clé dans ce cas-là est Xiǎo Chái Hú Tāng 小柴胡汤 (Petite décoction de Radix Bupleuri).
- Ici la bouche amère, la douleur de la gorge, la douleur de l’oreille signent le shào yáng.
- La fièvre élevée, la crainte de la chaleur, la soif, les amygdales purulentes désignent le yáng míng.
- La céphalée et le pouls légèrement flottant (fú 浮) montrent la persistance du pervers sur le tài yáng.
Traitement 2
Le tài yáng ici est secondaire, shào yáng et yáng míng sont maintenant les clés de la pathologie. Le pervers qui était au départ sur le tài yáng n’y est presque plus mais il est passé vers le shào yáng et le yáng míng. Je décide donc de prescrire Xiǎo Chái Hú Tāng 小柴胡汤 (Petite décoction de Radix Bupleuri) plus Radix Platycodi Grandiflori (Jie Geng) et Gypsum Fibrosum (Shi Gao).
- Radix Bupleuri (Chai Hu) 18g
- Radix Scutellariae Baicalensis (Huang Qin) 10g
- (Qing) Rhizoma Pinelliae Ternatae (Ban Xia) 10g
- (sheng) Radix Codonopsitis Pilosulae (Dang Shen) 10g
- Radix Glycyrrhizae Praeparata (Zhi Gan Cao) 6g
- Fructus Zizyphi Jujubae (Da Zao) 15g
- Rhizoma Zingiberis (Sheng Jiang) 15g
- Radix Platycodi Grandiflori (Jie Geng) 15g
- (sheng) Gypsum Fibrosum (Shi Gao) 45g
Je demande à la jeune fille de Pékin de faire bouillir Gypsum Fibrosum (Shi Gao) 20 minutes avant les autres plantes puis 20 minutes de plus avec les autres substances médicinales.
Ici Xiǎo Chái Hú Tāng 小柴胡汤 (Petite décoction de Radix Bupleuri) est sensé traiter certes la maladie du shào yáng mais aussi l’ensemble des trois systèmes yáng comme je l’ai expliqué plus haut. Radix Platycodi Grandiflori (Jie Geng) est ajouté car c’est l’un des grands remèdes du shào yáng quand oreille et surtout la gorge sont touchées. De plus, il tend à évacuer le pus, à favoriser son élimination. Gypsum Fibrosum (Shi Gao) agit plus directement sur la chaleur du yáng míng qui est ici assez virulente au point d’engendrer du pus au niveau de la gorge. En outre, la fièvre est élevée, sans doute plus de 39°.
A cause de mon indisponibilité, la malade prit sa première décoction vers la fin de journée. Une heure après la prise de la décoction, la fière chuta, la céphalée disparut, le mal de gorge s’atténua considérablement. Je recommandai de dormir tôt et de prendre la 2ème décoction de la même dose soit la nuit en cas de réveil ou le lendemain matin. Or, à mon réveil, je vis la jeune fille de Pékin souriante et pour cause : plus de fièvre, plus de douleur de la gorge, plus de douleur de l’oreille, plus de douleur de la tête, plus de bouche amère. Etonné par ce changement d’état brutal, j’observe les amygdales. Elles étaient à peine rouge, dégonflées et plus AUCUNE trace de pus. C’était comme si on avait nettoyé chaque point de pus, et ils étaient nombreux, un par un avec minutie. En demandant encore ce qu’elle ressentait, la patiente confirma qu’elle ne ressentait qu’un vague enrouement de la gorge et rien de plus et qu’elle était prête à retrouver ses amis dans les endroits branchés de Sun Li Tun ! La veille elle frôlait les 40° et avait une gorge toute purulente et là elle était dynamique et pétillante de joie de retrouver ses amis ! Par prudence, je lui recommandai de prendre la 2ème décoction et de rester au repos au moins toute la journée. Elle se reposa mais ne prit pas la 2ème décoction et dès le soir elle sortit avec ses amis et elle ne souffrit d’aucune rechute ! En clair, une seule prise de décoction suffit pour éliminer complètement le pervers et renforcer le qì régulier pour un rétablissement complet.
Mon expérience de cette lignée médicale est que les traitements sont souvent très efficaces pour les urgences et non pas uniquement pour les maladies chroniques. Les résultats sont parfois très spectaculaires et en dehors de l’entendement scientifique. Il s’agit d’un véritable système médical et non pas une pratique de bien être comme est trop souvent utilisée la médecine chinoise en Europe. Elle se fonde sur une méthode différente de celle du Nèi Jīng (Classique interne) et elle est transmissible, reproductible et accessible à n’importe quel étudiant ou praticien motivé.